Pierre-Henri Badel 14 août 2019

Cela fait plusieurs décennies que l’on aborde la question des mutations auxquelles sont confrontées les entreprises en raison de l’irruption de la numérisation au sein de l’économie. Celle-ci s’est fortement amplifiée au cours de ces dernières années, à tel point que les spécialistes parlent désormais de «disruption» pour qualifier les nouvelles relations et les liens qui unissent bon gré mal gré les entreprises et la classe laborieuse. Cette problématique sera abordée le 26 septembre 2019 dans le cadre de la troisième édition du Forum Management Montreux au cours duquel des managers de tous niveaux aborderont les défis que ce phénomène leur pose.

C’est Clayton Christensen, professeur à l’Université d’Harvard, a imaginé le terme de disruption en 1995 pour qualifier le nouveau modèle économique déployé par Uber, AirBnB mettant révolutionnant les relations entre clients et fournisseurs grâce à la numérisation de l’économie. Leur succès a été tel qu’il a mis en difficulté toutes les entreprises qui s’accrochaient à un ancien modèle économique totalement dépassé par les évolutions technologiques. Mais ce modèle remet en question le sacro-saint rapport liant les entreprises entre elles, mais aussi celles qui les lient à leur main-d’œuvre, dont le rôle est désormais relayé au rang de travailleur au statut souvent très précaire et assumant tous les risques de leur travail.

Un profond changement de paradigme

Ce changement de modèle où le fardeau de la tâche est transféré entièrement sur la main-d’œuvre est actuellement remis en cause non seulement par les concurrents historiques de ces nouvelles plateformes économiques qui doivent assumer des charges plus élevées, mais aussi cassent les prix et mondialisent leurs activités et détriment des entreprises ayant une activité fortement ancrée dans le tissu économique local. Les réactions viennent aussi des pouvoirs publics, car cela plonge dans la précarité des cohortes de travailleurs qui ont de la peine à joindre les deux bouts, ne bénéficient pas de la sécurité sociale qu’offre le statut de salarié. On se retrouve dans une situation très critique quand bien même les fondements des entreprises étaient focalisées jusqu’à présent à se préoccuper du bien-être des travailleurs.

Des relations sociales qui volent en éclat

Les relations qui sont désormais de mise entre partenaires économiques se sont fondamentalement modifiées. Elles font fi des rapports humains qui étaient de mise durant la révolution industrielle, quand la productivité du travail croissait parallèlement avec le bien-être des salariés. Aujourd’hui, la pénibilité des tâches s’est évaporée avec tous les progrès accomplis par des ingénieurs et ergonomes qui ont repensé la forme des objets et des positions de travail.

Mais cela ne suffit pas: il faut qu’aujourd’hui, les collaborateurs des entreprises puissent déployer tous leurs efforts pour apporter une valeur ajoutée intellectuelle à leurs prestations. Et tout cela s’inscrit dans la capacité des hommes et des femmes à développer leurs capacités personnelles et professionnelles en se dévouant corps et âme au succès de leur entreprise. C’est en tout cas ce que l’on attend d’eux avec toujours plus d’insistance. Un tel défi semble pourtant particulièrement difficile à relever, car il implique un engagement individuel qui dépasse souvent de loin leurs aspirations personnelles.

Évaluer les risques et opportunités

Le défi actuel des entreprises est de se voir confrontées à des concurrents qui ont déjà adopté les principes de la disruption et représentent de ce fait un risque élevé de confrontation sur le marché. En quelque sorte de se faire dépasser par des concurrents plus véloces dans leur manière d’aborder leurs clients et fournisseurs.

Face à ce changement de paradigme, les entreprises doivent donc appréhender quels sont les risques qu’elles encourent dans une économie qui fait de la disruption le nouvel eldorado mondial. Selon une enquête réalisée par la société de conseil Accenture auprès de 3629 grandes entreprises implantées dans 82 pays, près d’un tiers d’entre elles admettent qu’elles sont déjà confrontées à des niveaux élevés de disruption, alors que près de la moitié d’entre elles présentent des signes de vulnérabilité à un prochain phénomène de disruption.

Les défis de la disruption

Plusieurs entreprises qui ont déployé le modèle de la disruption sont pourtant confrontées actuellement à des défis qu’elles devront relever au cours de ces prochaines années, car ce modèle d’affaire ne peut pas s’appliquer à tous les secteurs de l’économie. Même si le marché a plébiscité leur émergence, les principales réactions viennent essentiellement des pouvoirs publics et de la main-d’œuvre.

Les premiers voient les taxes fiscales des entreprises s’éroder sur le dos des travailleurs ou du fait du implantation du siège fiscal des plateformes d’affaires, alors que les travailleurs luttent et se mettent en grève pour défendre leurs revenus. Tout récemment, l’État de Californie entend prendre des mesures dans ce sens qui risquent de provoquer la faillite de ce modèle d’affaires.

Le lent réveil des consommateurs risque aussi de faire basculer les rapports de force entre entreprises et employés. Leur prise de conscience s’inscrit assurément dans le droit fil de leur engagement contre le réchauffement de la planète et en faveur de l’économie locale. D’où l’importance qu’il y a d’analyser de manière un peu plus approfondie dans une réflexion humaniste qui commence à émerger dans les jeunes générations.

Slalomer entre les écueils

Si les plateformes ne tiennent pas compte des réactions du marché, elles risque de retrouver confrontées à des revers ou échecs retentissants. C’est ce qui arrive actuellement à la plateforme de livraison de repas britannique Deliveroo, bien que toujours pas bénéficiaire, a connu un franc succès lors de son lancement en 2013, mais qui doit faire face à un conflit social profond en France, où, avec ses 10 000 restaurants qu’elle approvisionne par le biais de 11 000 livreurs, elle détient la deuxième place sur ce marché. Elle a été condamnée en Espagne où la justice lui reproche d’avoir déclaré des centaines de collaborateurs comme indépendants, alors qu’elle aurait dû les enregistrer comme salariés.

Plus près de chez nous, on connaît aussi le conflit qui oppose Uber avec l’Etat de Genève, où le conseiller Mauro Poggia reproche à la plateforme de ne pas se conformer à la législation de la Cité de Calvin.

Engager une réflexion de fond sur un marché mondialisé

Les dirigeants d’entreprise doivent donc engager une réflexion de fond sur la situation dans laquelle se trouve leur entreprise. Se retrouvant souvent au cœur de ce phénomène, ils sont en effet nombreux à se préoccuper de l’évolution de leur cœur de métier et de se demander comment les moins chanceux pourront faire face à une érosion qui semble inéluctable de leur modèle d’affaires. Alors que d’autres ont déjà intégré cette évolution et en tirent déjà les fruits sur un marché mondialisé.

Le cabinet d’étude de marché Accenture a donc établi une échelle de risques et opportunités liés à cette évolution et mis en lumière quatre phases de disruption. Ceux-ci sont désignés par des qualificatifs bien précis qui permettent de classer quels sont les niveaux de risque en fonction de la manière dont ils affectent déjà les organisations et marchés. Ce classement identifie plus en détail les facteurs de risques que doivent affronter toutes les entreprises.

© Pierre-Henri Badel